La narration modulaire et la politique: c'est dans le contexte d'études récentes sur l'interaction des champs, en particulier du littéraire et politique, que se situe cette thèse. Pour la période de l'Humanisme et de la Renaissance, Claude Gauvard et Giovanni Dotoli parmi d'autres ont soutenu la nécessité d'étudier le " lien permanent " (Dotoli 22) qui unit la littérature, même la moins engagée, au champ politique. C'est ce que fait, en ce qui concerne la narration modulaire, cette thèse.
J'ai analysé trois variantes du récit bref, de la biographie exemplaire à la nouvelle à l'histoire tragique, et j'ai mis en lumière des spécificités de chaque forme. Si les trois variantes partagent toutes un conflit entre la loi et son infraction (réelle ou virtuelle), leur rapport au champ politique se diversifie en relation à plusieurs variables (le moment historique, l'auteur, la forme brève choisie).
Tout d'abord, le genre humaniste de la biographie des femmes illustres accorde un rôle central à la loi qui, fondatrice, n'est pas transgressée (d'où l'exemplarité des récits). Différemment de ce genre, la nouvelle et l'histoire tragique racontent des histoires de transgression dans un mélange de souci esthétique et éthique.
Le glissement de la loi à la transgression se fait dans le contexte de crise de l'idée de loi comme donnée indiscutable, rigoureusement divine: le concept de loi de la conscience né dans le contexte de la Réforme Protestante amène la fragmentation d'une loi universelle qui serait valable pour tous. L'inquiétude liée à l'existence d'une loi intérieure est visible particulièrement dans le cas de la nouvelle encadrée, où les devisants analysent l'action humaine selon une pluralité de lois. Le texte polyphonique de l'Heptaméron donne la voix à un débat démocratique parmi dix devisants qui raisonnent selon des lois diverses.
Différemment d'aujourd'hui, au XVIème siècle la loi était un concept pluriel, d'abord pour le fait historique que le droit romain existait à côté du germanique, du canon et de la coutume. Parler de loi n'a donc pas plus de sens que de parler de violence : les deux concepts n'existent pas isolément, mais seulement en référence à d'autres termes. Dans le repérage du discours légal dans nos textes anciens, il faut alors toujours préciser à quelle loi on se réfère et comment on la concilie avec les autres impératifs.
Le cas du chef d'état Alvaro de Luna est unique, comme j'ai montré dans le premier chapitre. Personne n'arrive mieux que lui à concilier les diverses lois: pour justifier l'autorité royale et, en dernière instance, son pouvoir personnel auprès de Juan II, il écrit un traité exemplaire pour faire coïncider toutes les lois (naturelle, divine, politique). Ainsi, devant un tel tableau de lois rigoureuses, les lecteurs sont vivement invités à l'obéissance, au risque de devenir des hors-la-loi. Sa manipulation idéologique consiste à prescrire à tous un idéal inflexible sur lequel on ne transige pas, et que l'auteur fait correspondre à la seule loi véritable.
A la différence de ce texte univocal, celui de la reine de Navarre est symptomatique de l'inquiétude que dérive de la présence de plusieurs lois différentes et inconciliables. Cependant, chez elle la présence de diverses lois ne va pas jusqu'à dissiper ce concept fondateur: en effet, le profond accord idéologique parmi les dix devisants sur des questions religieuses restitue, selon ma lecture, la cohérence doctrinaire de l'œuvre, qui donne la priorité à la Parole Evangélique comme la véritable autorité pour distinguer le bien du mal. La lecture personnelle de la Loi Evangélique faite par l'instance intérieure de la conscience permet de sortir de l'impasse de l'inquiétude. Ainsi, le rôle politique du roi et de la famille royale se situe dans ce contexte d'obéissance à la loi évangélique. Dans ce sens, il est légitime de parler d'évangélisme politique chez la reine de Navarre ; cependant, à la différence d'Erasme qui écrit pour l'éducation du prince idéal, Marguerite s'adresse à une communauté beaucoup plus vaste, et pose des questions délicates concernant l'action des sujets face à la tyrannie, anticipant en cela les théorisations politiques de la seconde moitié du siècle. Les cas de désobéissance présents dans l'Heptaméron vont de la résistance jusqu'au tyrannicide, justifié s'il sert à éviter d'autres maux, comme on a vu dans le cas du meurtre-approuvé unanimement par les devisantes-du duc de Florence.
La reine de Navarre et Boaistuau, qui ajoute une sensibilité protestante à sa traduction des nouvelles de Bandel, n'ont cependant pas encore vu les excès des guerres de religion, qui sont attribués, dans l'interprétation de Poissenot, à la loi de la conscience qui a fini par désigner, dans la seconde moitié du XVIème siècle, tout ce qu'on veut, pour paraphraser La Boétie. Devant ce danger incarné par les guerres des religion, à la fin de la Renaissance on préférera la monarchie absolue et catholique comme le moyen de reconduire la pluralité à l'unité.
Une alternative est constituée par le discours nationaliste de Jacques Yver, qui souhaite le dépassement des conflits religieux au nom de l'idéal supérieur de la nation et de l'identité française, tandis que Poissenot pose la vieille devise une foi, un roi, une loi à la base de l'institution politique. Chez Poissenot, le contenu révolutionnaire (parce que dangereux pour l'institution politique) de la loi et de la liberté de la conscience accordée par le colloque de Poissy, puis par l'édit de Nantes, sera entièrement dissolu au nom de l'obéissance au roi et au Dieu catholique ; il s'agit d'une attitude exemplaire, car elle finira par prévaloir au XVIIème siècle. Devant le danger représenté par une morale individuelle, on préférera revenir à l'absolutisme divin et monarchique, qui peut au moins préserver l'unité politique.
Négligée pour longtemps, la contribution des récits narratifs brefs au débat politique n'est pas marginale. A une époque où on s'interrogeait constamment sur les aspects éthiques de l'action humaine, l'aspect politique mérite d'être mis en lumière. La présence de récits brefs, de grande diffusion populaire, est l'une des diverses incarnations de la politique qui doivent être prises en considération dans l'étude de la philosophie de l'époque.
Le fait de privilégier une certaine forme littéraire plutôt qu'une autre mérite certainement notre attention. Si le récit bref est préféré au traité politique proprement dit, cela s'explique par des raisons différentes:
--outre le caractère populaire du conte, qui en permet une majeure diffusion dans la société, il faut souligner l'aspect exemplaire du récit bref qui, à travers l'obéissance louée ou la transgression punie, sert à illustrer une loi. D'où l'importance du repérage et de l'étude des lois fondamentales dans les textes narratifs. On revient à l'observation initiale que la narration met en scène un conflit entre le désir et la loi : cette assertion de Hayden White a été le point de départ pour cette étude qui a essayé d'identifier les lois dans un certain nombre de textes importants de l'Humanisme et de la Renaissance ;
--le contenu politique est plus ou moins évident dans nos textes narratifs en relation au moment historique particulier où ils s'inscrivent : c'est pendant les guerres de religion que le récit bref devient de plus en plus engagé. En particulier, dans un moment de crise à cause de la guerre civile, le récit prend la forme de l'histoire tragique qui, selon Poissenot, est un genre élevé qui remplit une haute fonction civile : le spectacle de la punition tragique de la loi sert à éduquer les lecteurs à son respect à travers la persuasion due à la peur plutôt qu'avec la contrainte d'un impératif énoncé par une autorité.
Désacralisée, la loi n'est plus suffisante, en elle-même, à convaincre les sujets à l'obéissance. Il faut le nouveau genre tragique, issue lui aussi de la désacralisation de la forme théâtrale des Mystères, pour persuader les sujets à l'obéissance à travers une situation virtuelle où leur désir d'enfreindre la loi soit vécu par délégation et gravement puni.
Mon étude a donc repéré, malgré les points communs évidents de la forme littéraire et de l'inquiétude éthique concernant la loi, une évolution à l'intérieur du genre narratif bref, qui, de simple récit destiné à l'amusement (comme on concevait la nouvelle française à son origine au XVème siècle), devient de plus en plus élevé, comme le désigne le noble appellatif d'histoire tragique. L'acquisition d'un contenu politique de plus en plus explicite est parallèle à ce procès d'ennoblissement du genre bref, qui disparaîtra pourtant au profit de la tragédie et du fait divers dans la seconde moitié du XVIIème siècle.
Il serait certainement intéressant de développer encore plus ce sujet en incluant des auteurs du XVIIème siècle, mais le but de cette thèse étant l'exploration du contenu politique des récits de l'Humanisme et de la Renaissance, je m'arrêterai à l'histoire tragique de la fin du XVIème.
Avec ce travail, j'espère avoir réussi à montrer l'importance de l'étude des textes narratif brefs d'une perspective politique. Loin de n'être qu'un simple conte pour le divertissement, le récit bref partage avec d'autres formes littéraires plus réputées un intérêt pour la réflexion éthique et politique. En particulier, la forme narrative étant liée étroitement à la loi, le récit est très important pour l'étude de la philosophie morale et politique.
Mon approche, qui combine la réflexion historique à une analyse formaliste des textes, m'a aussi permis de suggérer un parallèle entre le discours politique absolutiste et le discours patriarcal. L'obéissance et le respect des hiérarchies est considérée, dans les deux discours, comme la seule voie qui garantisse la paix. Le discours d'obéissance (du sujet au Roi, de la femme à son mari) de Luna est repris par Poissenot et par les théoriciens de l'absolutisme monarchique. Une alternative est constituée par les discours de Christine de Pizan et de Marguerite de Navarre, qui, tout en souhaitant la monarchie, conçoivent la possibilité de résistance au cas où le roi s'écarte de l'orthodoxie chrétienne, ou loi de Dieu, comme il émerge de mon analyse de la Sainte chez l'auteur franco-vénitienne et de la nouvelle de Rolandine dans l'Heptaméron. L'équité de Christine et la loi de la conscience de Marguerite sont les deux instruments de résistance à une possible injustice de l'autorité (que ce soit le monarque ou le pater familias) grâce à la valorisation de l'individu, abstraction faite de son sexe ou de son statut social.
De la valorisation de l'individu à la critique de l'autorité illimitée du roi, le pas est bref : de là viendront les théories du contrat liant le peuple au roi qui doit respecter ce pacte au risque d'être déposé. Cette thèse a permis de voir la genèse de ce procès qui, du récit bref, sera théorisé dans des textes de philosophie politique à la fin du XVIème siècle , pour aboutir à la fameuse phrase de La Boétie : " Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres " (183). Cette phrase révolutionnaire ne surgit pas ex nihilo à la fin de la Renaissance, mais elle a été bien préparée par des exemples littéraires de désobéissance civile qu'on a eu l'occasion d'explorer, en trois étapes, dans les chapitres qui composent ce livre.
Tania Liberati © 2003